Introduction
C’est plutôt rare de se raconter professionnellement en dehors du champ du recrutement. En effet, raconter son parcours professionnel revient le plus souvent à rédiger un CV, écrire une lettre de motivation, remplir des formulaires, animer ses réseaux sociaux, ou livrer son pitch à un recruteur.
Jouer à encastrer
Tous ces préliminaires à une potentielle embauche me font penser à ces jeux d’éveil pour les enfants qui consistent à encastrer des cylindres et des cubes dans les trous qui ont été découpés pour permettre l’insertion d’une forme géométrique parfaite. L’orifice découpé en carré laissera passer exclusivement le cube et par celui en forme de rond on ne pourra glisser que le cylindre.
Pour toutes celles et ceux qui ont en main un solide simple aux dimensions harmonieuses, c’est indubitablement un jeu d’enfant. Le jeu est pensé pour eux. Pour celles et ceux qui tiennent du multifacette, une sorte d’icosaèdre irrégulier par exemple, c’est au mieux un casse-tête pour polir les aspérités, au pire un prétexte à une remise en cause de soi douloureuse et injuste. Si la matière que je détiens ne trouve pas sa porte d’entrée dans le réceptacle ce n’est pas parce que je peine à identifier les ouvertures, c’est que les ouvertures ne sont pas conçues pour la laisser passer.
Changer les règles du jeu
Ce qui me frustre dans le formatage imposé pour parler de son parcours c’est que jamais n’est prise en compte l’histoire, parce que oui un travail, un métier ou une carrière sont indissociables d’un contexte plus large, celui de l’histoire d’une personne.
Mon parcours professionnel est rugueux sans être pour autant incohérent. Je dirais même qu’il est tout sauf incohérent, il épouse les reliefs de mon histoire personnelle, avec ses hauts et ses bas et est dans ce sens très cohérent. J’ai dû prendre des décisions, faire des choix. Saisir des balles au bond et aussi me casser la figure. Personnellement et professionnellement. Et je crois que beaucoup se reconnaitront dans ce que j’avance.
Alors pour dépasser ma frustration, et aussi pour élargir les horizons de celles et ceux qui voient avant tout des red flags dans les « profils professionnels atypiques », j’écris ici même mon histoire professionnelle.
Je m’appelle Laurence Gay, j’habite Marseille depuis 2016 et je fais du vélo dans la ville (NDLR : ça prouve mon goût du risque 😉). Vous vous apprêtez à lire l’épisode 2 – une Mutante.
Je raconte cette histoire à la troisième personne.
Episode 2 – Une mutante
Si vous aviez raté le premier épisode , vous pouvez le lire ici.
- Après 5 années vécues à l’étranger, Laurence rentre en France au début des années 2000.
- Sa vie est chamboulée.
- Elle s’en invente une nouvelle.

Se réinventer dans le chaos
Il n’y a pas d’âge pour se reconvertir. Laurence avait 27 ans quand son père décéda d’un cancer généralisé. Cette perte la conduira à une remise en question personnelle. S’interroger sur ce que l’on fait de sa vie ne suffit toutefois pas à concrétiser le changement. Il faut un contexte propice à la chose et dans ce contexte être mis en présence d’un catalyseur qui nous fait passer à l’acte.
Entendre une petite voix
Quand son père mourut, elle vivait à l’étranger depuis 5 ans. Déboussolée qu’elle était, elle n’a plus su où elle habitait, au sens propre et au sens figuré. Est vite monté à la surface le besoin de se rapprocher de ses deux frères, de rentrer en France.
5 années vécues ailleurs fait d’elle une étrangère une fois rentrée aux bercailles. Elle passe d’abord plusieurs mois en famille en Normandie avant de s’installer à Paris parce que c’est à la capitale qu’on trouve du travail. Son premier réflexe est de traduire en français son CV et de cibler des entreprises de la tech (NDLR : relire Episode 1 – une cosmonaute pour comprendre sa démarche). Plusieurs de ses candidatures sont rejetées sous prétexte qu’elle ne peut pas justifier d’une expérience probante en France.
Un deuil, un déménagement et une recherche d’emploi qui n’aboutit pas. C’est un merdier pas possible ! Le seul fil d’Ariane sur lequel elle avance en équilibriste c’est le yoga. Elle avait commencé à Dublin et trouvé un studio où le pratiquer à Paris. Une prof australienne venue animer un stage de yoga auquel Laurence participe lui pose une question : » Ca ne t’est jamais venu à l’idée de devenir prof de yoga? ».
Quitte à ne pas trouver sa place, autant se l’inventer
Oui, ce yoga qu’elle pratique à Dublin depuis quelques années lui avait apporté beaucoup, le partager lui plairait, alors pourquoi ne pas se former pour l’enseigner? Mais comment subvenir à ses besoins? Elle participe à un bilan de compétences en groupe au cours duquel elle travaille en binôme avec un type sympa qui lui aussi cherche ses marques après avoir vécu longtemps à l’étranger.
Les histoires des autres participants font du bien à écouter. Il ressort de l’exercice qu’elle peut transposer ses compétences dans un métier d’assistante, la bureautique, l’organisation du travail et l’anglais sont des atouts pour ce genre de métier. Elle s’inscrit en agence d’intérim. Sa stratégie est claire ce travail de bureau de 9h a 17h lui laissera le temps de se former a l’enseignement du yoga les soirs et weekends.
Se trouver une niche
Et la voilà, pendant une année à travailler comme assistante d’équipes pour des instituts d’études marketing et à se former dans un centre de yoga les soirs et weekend.
Elle choisit de ponctuer sa formation par un voyage en Inde de plusieurs mois suite à quoi elle fait le tour des centres de bien-être qui fleurissent à Paris et leur propose de monter des cursus de cours de yoga dynamique, la méthode qui embrasait la jet-set américaine au début des années 2000 et qui piquait la curiosité des faiseurs de tendances parisiens.
De nombreux cours collectifs, des stages, une clientèle de cours privé, la rédaction d’un blog « pour dépoussiérer le tapis de yoga » qui conduira à une collaboration avec le tout premier magazine de yoga en France Esprit Yoga, des participations à des projets connexes au yoga (tournage de vidéos ; participation à l’écriture du livre Manager comme un Yogi de Luc Biecq) , de la formation continue à l’étranger pour approfondir des sujets autour des pratiques de mouvement et de santé et des boulots d’appoint (accueil dans les centres de bien-être ; vente dans une boutique de vêtements ; soutien scolaire ; rédaction de dossiers de presse ou d’articles).
Se former
A cette époque (début 2000) les formations de prof de yoga n’existaient pas, en tout cas, elles n’étaient pas formalisées comme elles le sont aujourd’hui. Se former à l’enseignement du yoga s’apparentait alors au scénario du film Karaté Kid. Bon, passer du polish sur la limousine de Monsieur Miyagi ne faisait pas partie du cursus, voici en gros en quoi ce dernier consistait :
- avoir au préalable pratiqué soi-même la discipline régulièrement pendant plusieurs années
- participer aux cours d’un professeur expérimenté en tant qu’assistant
- participer à des stages et des conférences
- lire plein de livres sur le sujet
- faire le ménage
- participer à la logistique des cours (enregistrement des élèves, activation des forfaits, etc.)
Du terrain, de l’observation, de la mise en perspective de la théorie. Conduire un groupe de personnes, adapter une pédagogie, rendre autonomes des personnes dans la discipline, guider une évolution dans l’apprentissage. Voilà en gros ce que Laurence a appris.
C’est seulement à partir de 2008 aux Etats-Unis que Laurence a investi du temps (et beaucoup d’argent) dans des formations « modernes ».
Les réseaux sociaux aux commandes
Depuis les années 2010 les réseaux sociaux amènent (ou contraignent?) les enseignants à endosser le rôle d’influenceur. La pédagogie se dissout à la faveur de trucs et astuces et de conseils disparates. De l’actif au passif, l’élève devenu suiveur ne veut plus apprendre mais être inspiré(e) ; la mise en scène esthétique des exercices de yoga et de la vie qui va avec s’imposent. Ces nouvelles manières de « faire du yoga » font advenir une manière « d’être yoga » très normative. Les injonctions à adopter les codes d’un « healthy lifestyle » enferment les personnes dans une vision hygiéniste et manichéenne d’eux-mêmes et du monde.
Vous reprendrez bien un peu de yoga?
Une forme de yoga urbain accessible en salle de sport s’est vite popularisée dans les grandes villes en France depuis les années 2010. Puis il a encore muté et a proliféré en débordant des lieux dédiés, on le trouve au musée, dans des boutiques, à la plage, sur les lieux de vacances, dans des applis, sur les réseaux sociaux, au bureau, à l’école. Le « cours » devient un accessoire du marketing expérientiel, on le veut court et juteux en paroles réconfortantes.
Les modèles économiques évoluent
Quand elle commence à enseigner le yoga en 2004, un cours dure entre 1h30 et 2h. Elle était salariée au SMIC horaire puis, dès que ce nouveau statut voit le jour, elle devient auto-entrepreneur en 2010.
A l’heure actuelle, dans les centres de yoga, le format de séance se calque sur les formats des cours de fitness : de 45 minutes à 1h. Les profs de yoga sont le plus souvent micro entrepreneurs et chaque lieu de yoga adopte un modèle économique différent. L’enseignant est soit un client (il loue l’espace pour y donner un stage par exemple), soit il est un prestataire de service indépendant qui facture au cours ou à l’heure ou en fonction du nombre de personnes dans la salle ou encore un partage de la recette est convenu entre les deux parties.
Les cours en streaming, les vidéos ou les plateformes de cours ont pris le pas sur les studios de yoga. Au professeur alors de produire du contenu , de l’optimiser et de le commercialiser.
Vers 2015, un choix s’impose à Laurence. Quelle pilule prendre ?
La pilule bleue : le jeu d’influences
Laurence miserait alors sur la stratégie d’influenceuse en se transformant en femme-sandwich, à saturer les fils de réseaux sociaux d’optimisme crédule, de philosophie de comptoir et de vidéos savamment composées.
La pilule rouge : la déconnexion de la matrice « bien-être »
On ne va pas se mentir, elle n’est pas gourou pour deux sous alors elle gobera finalement la pilule rouge. Elle choisit la page blanche, fait ses cartons et prend un aller simple pour Marseille.
En 14 ans Laurence s’est créé un travail et une place dans le microcosme du yoga parisien, elle se sent à la fin d’un cycle, elle souhaiterait écrire plutôt qu’enseigner. Une rencontre amoureuse lui donne des ailes et des envies de Méditerranée. Elle est loin d’imaginer qu’elle va vivre un autres séisme personnel qui va la plonger cette fois-ci dans la précarité.
Episode 3 – une naufragée. Prochainement.


Répondre à Marine Kapps Annuler la réponse.