
Cuisiner m’emmerde. Enfin dans mon cas, je ne parle pas de ‘cuisiner’, je parle plutôt de ‘faire un truc à manger’. Je ne sais pas ‘cuisiner’ et ça ne m’intéresse pas. J’aime les saveurs simples et ne suis pas une grande fan des chichis culinaires. Oui, mes papilles manquent indéniablement de sophistication. J’ai peut-être été à mauvaise école. On dit du goût qu’il est acquis, qu’on apprend à développer une appréciation des saveurs quand on est enfant. J’ai pourtant grandi entourée de grands-parents gâteaux et de parents gourmets.
Non, je déconne.
Pour te préciser les choses, parlons des déjeuners dominicaux chez mes mamies.
On pouvait dire de ma grand-mère paternelle qu’elle s’était démenée aux fourneaux quand elle nous ‘cuisinait’ des flans Alsa. La particularité du flan de mamie? Ils ne se figeaient pas et se posaient ouvertement des questions de genres dans l’assiette à dessert. Crème ou coulis? Je ne m’en plaignais pas, il y avait des langues de chat pour accompagner le potage à la vanille. Les biscuits industriels avaient au moins l’avantage de tenir leur promesse : un goût et une texture attendues. Sauf quand mamie avait laissé le paquet de gâteaux ouvert depuis une semaine sans le refermer vraiment. Dans ces cas là, oublie le croquant, le seul intérêt du mélange de flan en quête de lui-même avec le biscuit dénaturé résidait dans la saveur sucrée. Quand tu es enfant, c’est énorme.
Ma grand-mère maternelle aurait-elle pu contribuer à relever le niveau de mon apprentissage gustatif? Je ne saurais vous dire, j’ai trop peu de souvenirs d’elle. Ce que je me rappelle ce sont les visites qu’on lui rendait à la fin du printemps et le plaisir d’aller manger des fraises assise le cul par terre dans son potager. Et aussi l’appréhension d’avoir besoin d’aller aux toilettes chez elle parce qu’elle n’achetait que du papier hygiénique premier prix. Je me dois d’ouvrir une parenthèse, dans les années 80 le PQ d’entrée de gamme était une sorte de papier sulfurisé marron qui faisait mal aux fesses quand on s’essuyait avec. Ce n’est donc pas du côté de mes grand-mères que j’aurais pu apprendre les nuances du bon. Quant à mes papis, je n’ai que peu de souvenirs, mais jamais d’eux en cuisine. A table, on leur réservait la tâche de couper le rôti en échange de quoi ils s’octroyaient le droit de se plaindre du manque d’assaisonnement de la viande. Des hommes du siècle passé quoi.
Ainsi, si on part du principe que la cuisine est une affaire de transmission, imagine le patrimoine culinaire qui coule dans mes veines…
Mes parents n’ont rien fait pour rompre avec cette désastreuse génétique. Ma mère n’a jamais été une épicurienne, elle était sans arrêt au régime, souvent à manger des haricots verts en boite et des coupe-faims. Elle mangeait même parfois seule, de son côté. Elle savait faire des crêpes et je me rappelle aussi ses spaghettis à la sauce en tube Panzani. Mais ce n’est pas elle qui s’est occupée de moi le plus ; j’ai véritablement été élevée par mon père. Pour la petite histoire, il avait la garde de l’un de mes frères et de moi. Le petit troisième vivait lui avec ma mère. Tu noteras que la tambouille familiale était spéciale à la base.
Mon père a dû improviser seul beaucoup d’aspects de la vie familiale, faire à manger notamment. Tout était organisé au millimètre près concernant le ravitaillement. Mon père travaillait, nous habitions à la campagne et faire les provisions de nourriture faisait partie du rituel du samedi après-midi, après le collège. Ote-toi tout de suite de la tête l’image du marché paysan, nous allions faire les plein de nourriture au supermarché. Mon père achetait toujours les mêmes choses, j’ai grandi avec du riz cantonais et du cordon bleu surgelés. J’étais demi-pensionnaire du collège aux classes préparatoires. Je prenais mes repas du midi à la cantine et contrairement à l’expérience de pas mal de personnes autour de moi, je n’en ai gardé que de bons souvenirs. J’ai toujours trouvé le personnel de cuisine gentil et attentionné, on nous donnait du rab de dessert en douce à une de mes copines et moi, et je mangeais là-bas des plats qu’on ne m’avait jamais cuisinés à la maison.
Vers la fin de mes années collège, mon rapport aux repas est devenu très analytique.
Ma meilleure copine avait suivi un régime macrobiotique avec ses parents, elle avait beaucoup minci. C’est à partir de là que l’idée d’analyser ce que tu manges a commencé à infuser en moi. Idée largement amplifiée alors dans les années qui suivirent par l’avènement des silhouettes idéales cristallisées par les corps des Claudia, Naomi, Christie, Linda, Cindy. Il y avait une recette universelle pour être belle.
Le changement de paradigme qui fut pour moi que les recettes ne servaient pas à concocter de savoureux mélanges, mais à contrôler les apports caloriques a sérieusement endommagé mon rapport au manger.
Je suis passée par la phase de régime extrême, à quantifier absolument tout ce qui passait par ma bouche et à mesurer mon corps, poids et volume. Phase suivie de la triste danse de la privation et de l’excès qui m’a fait valser jusque dans la vingtaine.
Je crois qu’un revirement de comportement à l’égard des repas a opéré par la suite grâce à l’amitié.
Je crois pouvoir en effet affirmer que la convivialité m’a réappris le goût des choses. Jeune adulte, j’ai élargi mes horizons gustatifs par les sorties au restaurant et les soirées entre potes. Je me rappelle avoir dégusté pour la première fois du tarama lors d’un apéro pendant mes années estudiantines et mes premiers sushis avec des collègues de travail à San Francisco, Je comptais dans mon cercle de proches des amoureux de la bonne chère animés d’une ferveur, d’une patience et d’une aisance à cuisiner que je n’ai jamais comprises mais que j’appréciais. C’était de la générosité en puissance.
L’envie de cuisiner ne m’a pas pour autant investie. J’ai vécu cinq années en Irlande et travaillé à cette même époque au contact de gens du monde entier. Lorsqu’on entend dire de toi que tu es française, on te sort la phrase « Voulez-vous coucher avec moi? ». Hahaha (rire forcé). Et on présume que cuisiner tu as ça dans le sang. Quelle piètre ambassadrice de la France je faisais. Ces préjugés ont aussi la peau dure chez nous. Nous autres français sommes bien plus conventionnels qu’on ne le pense. Mon apathie pour la cuisine a eu raison de deux de mes relations amoureuses passées. Voire même trois si j’y réfléchis bien. Inconsciemment, ça pose problème à certains hommes que leur copine ne sache pas cuisiner et s’en foute. A quoi bon s’y mettre de toute façon? Ce que mon expérience m’a apprise c’est que les boulettes de viande de leurs mamans étaient toujours les meilleures.
Mais est-ce que je ne me trompe pas en avançant que ne pas savoir cuisiner en 2021 est anecdotique?
Si je me fie aux réseaux sociaux, je me mets effectivement le doigt dans l’œil. On y met largement en scène les arts ménagers. Des repas à la déco. En plus d’être très normés, ces univers visuels sont chargés d’attributs domestiques qu’on associe aux préoccupations de la femme … des années 50 à 80. Je suis donc effectivement complètement à côté de la plaque (de cuisson). J’ai parfaitement assimilé cet état de fait.
Ne crois pas pour autant que je n’ai jamais ouvert de livres de cuisine.
J’avoue avoir été tentée de faire plaisir en cuisinant un plat qui sorte de l’ordinaire. J’ai bien compris que la cuisine était une forme de langage et je voulais par son intermédiaire communiquer du réconfort, de la tendresse ou de l’amour. En théorie, il suffit de suivre la recette. Les recettes n’ont que rarement marché pour moi, ni en cuisine, ni dans la vie. Le résultat attendu n’a été que rarement au rendez-vous. Le « résultat attendu ». Une blanquette de veau doit avoir ce goût-là, une charlotte au fraise, telle apparence, un hachis parmentier contenir telle viande, une ratatouille, tels légumes. L’avantage que les flans de ma mamie m’ont donné, c’est de savoir accueillir l’inattendu papillaire et ne pas le vivre comme une déception. Une fois le dessert fini, j’allais jouer dans le jardin. Youpi!
Je me sens d’ailleurs un peu autiste quand quelqu’un qui cuisine pour moi me demande : « Dans la vinaigrette tu veux un soupçon de moutarde, du citron ou du vinaigre, de l’huile d’olive ou autre chose? » Je n’ai pas d’attente particulière, rencontrer tes saveurs à toi me va très bien. « Fais comme tu en as l’habitude. »
On peut dire du rapport de force que j’avais entretenu vingtenaire avec la minceur traduisait pour moi l’idée de la bonne santé comme une question de comptage de calories, de kilos et de centimètres. Bien plus tard, trentenaire alors, j’ai été mise en présence de deux idées neuves pour moi. D’abord celle selon laquelle on se nourrit aussi des saveurs et pas seulement du contenu nutritionnel d’un aliment et l’autre qui postule que le contenu nutritionnel ne vaut rien si ta capacité à digérer est défaillante. Encore une vision technique de l’alimentation? Oui et non. Ces deux idées m’ont conduite à être curieuse du goût et de l’état mental, physique ou émotionnel que me laissaient mes repas. Et c’est ainsi qu’une forme de réconciliation avec la cuisine a opéré pour moi : j’ai décidé de ne plus suivre de recettes, mais de me fier à mes expériences gustative et digestive.
Est-ce que je me qualifierais d’adepte du « manger sain »? Je suis avant tout une adepte du « manger ce qui est à la portée de ta bourse », « manger ce que tu peux digérer » et du « ne fais pas de la cuisine un casse-tête ». Manger pour vivre et pas le contraire.
Lors du premier confinement, les queues à la boulangerie ont eu raison de ma flemme culinaire. J’ai parcouru le Net à la recherche d’une recette facile de pain à faire à la poêle, mon four étant peu fiable. C’est revenu à l’oreille de la maman de mon amoureux. Elle s’est alors mise en tête de m’offrir pour Noël un robot multifonction batteur-pétrisseur énorme, genre bête de compétition. D’abord surprise car je sais qu’elle connait mon inaptitude à la cuisine, j’ai ensuite compris le message qu’elle souhaitait me faire passer. Elle veut partager avec moi son goût pour la cuisine. Elle ne m’en a rien dit mais je le devine. Elle m’a même fait savoir qu’elle m’a mis de côté un livre de recettes simples illustrées pour utiliser l’appareil.
La question te brûle les lèvres. M’a-t-elle initié à la préparation des boulettes de viande? Haha! Non. Ni elle, ni moi ne sommes demandeuses. Cette femme est dotée d’une belle qualité : elle ne cherche pas donner de leçons (de cuisine ou autre), elle a plaisir à partager.
Ma famille de cœur, celle qui ne m’est pas liée par le sang, aura été celle qui m’aura ouvert des horizons culinaires. Sans doute que ma famille de sang était trop engluée dans les conventions sociales (Pour l’anecdote, ma mamie fan de flan a appris à la fillette de 8 ans que j’étais que seules les frites pouvaient être dégustées avec les doigts au restaurant et que les feuilles de salade verte ne se coupaient pas au couteau mais se devait d’être repliées pour être mises en bouche). Ou, comme je le pense dans le cas de mon père, elle était dépassée par les contingences du quotidien au point de passer complètement à côté du langage culinaire.
Cuisiner m’emmerde. Certes. Je fais des efforts à l’occasion, pour faire passer ce qu’on m’a transmis. Des recettes? Non, ce que les personnes qui ont cuisiné pour moi m’ont laissé : le goût des autres et de l’inattendu.
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