Dans les récits de changements de cap professionnel des quinquas on nous dépeint toujours des personnes qui ont mené la même barque sur le marché de l’emploi depuis toujours ou presque, qui n’ont plus d’enfants à charge, qui ont remboursé leur prêt immobilier et qui veulent se consacrer à leur passion pour la vente de plantes vertes ou l’ébénisterie pour valider les trimestres manquants. On dit aussi d’un ou d’une Gen X face à un changement d’itinéraire dans son parcours professionnel qu’il ou elle fait preuve d’une aversion pour le changement, qu’il ou elle se remet difficilement en question, qu’il ou elle est arrogante. Et si on mettait de côté les narratifs convenus et les a priori? Et si on se racontait nos réalités?
Je raconte mon histoire professionnelle
Je m’appelle Laurence Gay. Vous vous apprêtez à lire l’épisode 3 d’une série de 4 posts qui retracent mon histoire professionnelle.
Pour rappel (parce que force est de reconnaitre que ma fréquence de publication est très aléatoire), vous pouvez relire les épisodes précédents
J’avais intitulé l’épisode 1 « une cosmonaute » parce qu’il évoque ma mise sur orbite dans la vie professionnelle et ce qui me portait alors : des possibles à l’infini.
L’épisode 2 porte le titre « une mutante » et évoque la reconversion professionnelle que j’ai entreprise à l’âge de 27 ans. Sans surprise, ce revirement professionnel coïncidait avec un choc survenu dans ma vie privée.
Vous voilà fin prêt.e à lire le 3e épisode. Ah, j’oubliais , pour celles et ceux qui n’ont pas lu les épisodes précédents : cette histoire est bien la mienne mais je la raconte à la troisième personne, histoire de prendre un peu de recul.
Episode 3 – Une naufragée
L’installation de Laurence dans le Sud de la France en 2016 aurait dû être confortable et lui laisser le temps de redessiner les contours de son avenir professionnel.
Mais il n’en fut rien. Elle aura déménagé trois fois en trois ans.
Déclassement, précarité, perte de confiance en soi, cancer.
2016 – Virage plein sud.
Aura-t-elle négocié ce virage trop rapidement ou trop peu prudemment? Quoiqu’il en soit, une fois établie à Marseille, sa situation personnelle (et professionnelle) devient vite compliquée.
Grand classique. La séparation d’avec son compagnon marseillais va déclencher sa perte d’appui matériel. Elle a épuisé ses économies. Son installation dans le Sud qui aurait dû être confortable et lui laisser le temps de redessiner les contours de son avenir professionnel aura finalement occasionné trois déménagements en trois ans.
Elle maintient quelques cours de yoga dans un centre de danse et des stages occasionnels à Paris, elle contribue ponctuellement aussi à de la rédaction de contenu. Elle se maintient à peine la tête hors de l’eau. Elle s’accroche à ce qui lui reste de sa vie « d’avant Marseille » comme à une bouée : et si elle ouvrait son lieu de yoga à Marseille pour y proposer du yoga à sa façon?
Elle lance une campagne de financement participatif, récolte de quoi financer une formation à Londres (pour s’initier à une méthode d’éducation somatique) et de quoi payer 6 mois de loyer dans un lieu avant-gardiste qui se monte dans le centre ville de Marseille. On lui dit que ce lieu a pour ambition de devenir un laboratoire où des activités et des séminaires seront organisés, où des journalistes, intellectuels et enseignants de divers horizons se croiseraient pour engager des discussions et réflexions sur de grands thèmes de société. Laurence y croit. Après quelques mois toutefois, elle comprend que le projet ne prendra pas tournure. La bouée crève.
Ecueil et déclassement
Quand on perd pied, on agit instinctivement. Elle a besoin d’un revenu stable et récurrent, autrement dit de revenir au salariat.
De bons amis la conseillent, la mettent en relation avec leurs réseaux pour trouver des pistes. Les gens l’écoutent avec compassion, ils ont son CV sous la main, ils « voient de leur coté », tendent l’oreille. Elle se rend vite compte, sans en tenir rigueur a quiconque, que la précarité qu’elle vit est une notion très abstraite pour beaucoup de ses interlocuteurs. Or quand on sait que le fond est proche on n’en a pas grand chose à faire des concepts, on veut juste accéder à un moyen bien concret de se propulser à la surface pour reprendre son souffle.
Un CV papier en poche, elle se met à parcourir Marseille en quête de ces affichettes d’offres d’emploi scotchées sur les vitrines. Quand elle avait débarqué à Marseille, Laurence avait travaillé quelques mois comme serveuse. Ce travail lui avait permis d’appréhender la ville et ses habitants. L’une des choses qu’elle avait alors captée c’est que Marseille est une ville où « montrer sa face » a son importance. Même dans les métiers de bureau, les gens favorisent le contact en personne (ou par téléphone) plutôt que les échanges de mail.
Son CV, elle le donne en main propre à la gérante d’une boutique de vêtements qui propose un poste en tiers temps. Laurence demande quelles qualités sont requises , on lui répond : « la ponctualité ». Ça tombe bien, c’est l’un de ses points forts!
Elle sera ponctuelle pendant 2 ans et demi et grâce à des heures supplémentaires chez son employeur ou des missions en extra pendant la période de soldes dans des boutiques avoisinantes, elle parvient à arrondir ses fins de mois. Sa situation financière reste fragile mais elle aura le mérite d’être stable. Laurence entrevoit la surface.
Rejoindre la terre ferme
La « crise sanitaire » passe par là. Cette période incertaine pour tous l’est d’autant plus pour Laurence parce qu’au moment où les français entrent en confinement, cela fera à peine 3 mois qu’elle aura terminé la radiothérapie. Elle est suivie de près pour un cancer du sein.
Les commerces fermés, Laurence est en chômage technique. Le centre de danse où elle donne encore un cours de yoga s’organise pour proposer des cours hybrides : les intermittents du spectacle peuvent y assister dans les locaux, alors que les autres peuvent participer à distance par visio.
Tant de contraintes subies pendant cette période et paradoxalement, au lieu de la mettre à terre, l’impuissance à laquelle elle se sent réduite lui donne soif de puissance.
Elle se décide à formaliser sa démarche de recherche d’emploi en passant par le pôle emploi pour faire une sorte d’auto-évaluation de ses traits de personnalité, de ses aptitudes et du type de postes auxquels elle pourrait prétendre. Un métier émergent à Marseille, celui d’office manager dans les centres de co-working serait une option qui cocherait les cases de son profil. Une fois déconfinée, elle contacte les espaces de bureaux partagés alors en place à Marseille, trouve un lieu pour l’accueillir pendant quelques semaines pour une « période de mise en situation en milieu professionnel ». Ce dispositif du pôle emploi est censé permettre à la personne en recherche d’appréhender la réalité d’un métier en secondant une personne qui exerce le métier choisi. Laurence aime a croire que ce sera aussi une occasion de faire ses preuves.
Entre temps une amie la contacte pour lui parler d’un CDI à temps plein. Enfin un pied à l’étrier!
« Vous avez quel âge Laurence? »
Brutale cette question pas vrai? C’est celle-là même que pose à Laurence le directeur d’un co-working marseillais quand elle se présente pour un entretien préalable à un stage d’observation du métier d’office manager. A peine lui a-t-elle répondu qu’il demande à sa collaboratrice (elle aussi partie prenante de l’entretien) d’échanger un instant avec elle en aparté. Les deux managers s’isolent et reviennent après quelques instants, l’entretien se poursuit. Laurence comprend que le stage ne déboucherait pas sur une embauche future.
Voici les marqueurs d’âge de Laurence aux différentes phases de son histoire professionnelle
24 ans quand elle part vivre et travailler comme chef de produits service EMEA à Dublin
29 ans quand elle devient professeur de yoga à Paris
33 ans quand elle commence à écrire son blog
45 ans quand elle est embauchée dans une boutique de vêtement comme vendeuse
47 ans quand elle fait un stage de découverte professionnelle du métier d’office manager
48 ans quand on l’embauche comme assistante de direction
Emmener son cancer avec soi au travail
On nous dit que parler d’un cancer à son employeur ou à ses collègues n’est pas une obligation mais un choix personnel. C’est un mensonge, le cancer ne reste pas sagement à vous attendre à la maison, il vous suit partout. Le choix d’en parler ou pas ne vous appartient pas, le contexte dicte la marche à suivre.
Lorsque Laurence prend son poste d’assistante de direction en 2021 elle porte un lourd paquetage. Dans sa besace, outre une confiance en elle très endommagée et un pied mis dans un secteur d’activité qu’elle ne connait pas encore, la récidive de son cancer. Sa prise de poste coïncide avec le début d’un nouveau traitement pour lequel elle doit faire un bilan sanguin hebdomadaire et entretenir un suivi régulier avec l’équipe hospitalière.
Le pire arriva : son traitement s’avéra toxique.
A chaque analyse de sang son foie lâchait un peu plus . Ça ne se voyait pas vraiment de l’extérieur parce qu’elle tentait de tout contenir. Ce boulot elle en a besoin. En dedans, elle est constamment nauséeuse, elle n’a pas d’énergie. Elle doit donc prendre des congés par anticipation, une journée par ci pour un scanner, une matinée par là pour un bilan cardiaque, si bien que son employeur se montre suspicieux et les cancans vont bon train chez certains collègues. Leur dire la réalité plutôt que de les laisser spéculer, voilà quel aura été le véritable choix.
Si on me demandait de mesurer l’étendue des dégâts de ce naufrage, je dirais qu’elle est vaste. Tout autant que la reconnaissance ancrée en moi pour toutes celles et ceux qui m’ont empêché de sombrer moralement et physiquement. Je ne vous remercierai jamais assez. Maud, Luc, Nadir, Ludovic, Karine, Katia, Richard, Marc-Olivier, Nadine, Illys, Florence, Pamela, Mathilde, Ghislain, Annick, JF, Gino, l’équipe médicale et tant d’autres qui je l’espère se reconnaitront.
« You never know how strong you are until being strong is the only choice. »
Le récit se finit par un cliffhanger…que se passe t’il pour Laurence alors que la récidive de son cancer la soumet à un traitement hépato-toxique, et que sa situation professionnelle devient intenable si elle ne révèle pas sa maladie?
on aimerait pouvoir garder tout ce qui concerne sa santé, privé. Afin d’éviter les commentaires, tous les commentaires même ceux qui partent d’une bonne intention et pourtant nous font tellement mal! Pour ma PMA, au début des années 2000, j’ai gardé cela pour moi, au boulot, le plus longtemps possible. j’avais déjà fait l’expérience d’en parler à des “proches” et récolté de la psychologie de comptoir “c’est dans ta tête, il faut arrêter d’y penser”…bah non, le syndrome de Stein-Leventhal, c’est pas dans ma têtemais je n’ai même plus envie de t’expliquer. Mais inévitablement arrive ce moment où tu dois prévenir ton chef la veille au soir que tu prends une journée de congé le lendemain parce que tu vas te faire inséminer…oui, comme une vache.
le sujet santé et travail est encore à dégrossir: trop de tabous, de préjugés et de peurs de perdre son emploi…
Force à toi, Laurence! Dommage que tu n’envisages pas de revenir à Paris. je t’embrasse,
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