En septembre 2017, une émission de télé-réalité inédite a vu le jour aux Etats-Unis : Yoga Girls. La première saison a été diffusée sur la chaine Z Living. L’angle de cette émission : la guerre entre les profs de yoga dits « traditionnels » et les profs de yoga stars d’instagram. A l’affiche, neuf femmes qui enseignent le yoga aux Etats-Unis. L’émission est tournée à la mecque US du yoga : Los Angeles (et plus précisément le quartier de Santa Monica). A la rentrée dernière, j’avais vu des posts sur les fils d’info de mes amis américains concernant l’émission. Aujourd’hui, alors que je vous écris ce post, je n’ai pas retrouvé toutes les bandes annonces que j’avais vu défiler à l’époque. Je n’ai trouvé que ces deux vidéos (qui risquent peut-être d’être a leur tour devenue invisibles quand vous me lirez) :
J’ai une autre trace de ce phénomène. Au lancement de l’émission, le Yoga Journal (version US) avait présenté quelques unes des participantes dans l’article Yoga as Reality TV? Yoga Girls Documents L.A. Teachers’ Search for ‘Insta-Fame’ de Jennifer D’Angelo Friedman (21 septembre 2017). L’article met en avant la quête de popularité des professeurs de yoga sur instagram. Si vous me lisez mais ne suivez que de très loin la scène – le mot est choisi à bon escient – du yoga actuel, vous aurez sans doute l’impression que ce que je suis sur le point d’aborder est anecdotique et un truc de fou comme on n’en voit que chez nos cousins américains.
Et bien non. La starisation des profs de yoga est prégnante aussi en France. Depuis 2015, où je m’interrogeais déjà sur le phénomène, il y a une accélération de cette tendance avec notamment l’usage de plus en plus incontournable des réseaux sociaux chez les professeurs de yoga pour faire parler de soi et se constituer un réseau de ‘suiveurs’.
Patanjali faisait-il des selfies?
Revenons à l’article du Yoga Journal. Dans le clan des ‘tradis’, Jesse Schein qui enseigne chez Yoga Works à Santa Monica – un studio ‘historique’, fondé en 1987 par notamment Maty Ezraty et Chuck Miller (des noms qui ne seront pas inconnus aux ashtangis. Maty et Chuck sont en effet des disciples de la première heure de Pattabhi Jois. Tout de suite, ça fait sérieux). Dans le clan des ‘insta-girls’, l’article donne la parole à Elise Joan qui a de multiples marques de programmes de yoga/fitness à son actif dont Elise Joan fitness qui propose du Kickasana yoga (ne me demandez pas ce que c’est) et des exercices à la sauce ‘bliss’, qui signifie béatitude, bonheur, extase en anglais (ballet bliss et bliss fitness). Là non plus, ne me demandez pas ce que c’est, je vous ai laissé le lien vers son site pour que vous puissiez mener votre enquête. La seconde star instagram de l’émission mentionnée dans l’article est Sophie Jaffe. Sophie se revendique crudivore, elle est à la tête d’une société de vente de super-aliments et de jus détox. je n’ai pas vraiment trouvé les infos concernant son enseignement de yoga. Le Yoga Journal la qualifie de spécialiste en photos de yoga en bikini. Encore une fois, si vraiment vous souhaitez creuser sur ce style de yoga, je vous laisse faire vos recherches (haha!).
Ce qu’elles disent les unes des autres
Ce ne sont peut être pas des prises de position ou opinions originales dans le yoga contemporain, mais elles peuvent nous amener à réfléchir. Jesse, la tradi, dit des insta-girls que leur approche du yoga est plus un exercice de performance qu’autre chose et elle enfonce le clou en ajoutant qu’elles manquent de fond, de connaissance et de bagage. Elle affirme que beaucoup des meilleurs enseignants de yoga ont dédié au yoga plus de temps que certains des jeunes professeurs ont vécu. Selon elle, pour être une enseignant légitime et un bon enseignant de surcroit, il faut s’investir et être patient, ce qui n’a rien d’instantané. « Ca prend 10 000 heures » dit-elle (clin d’œil aux formations standard pour devenir prof de yoga dont le socle est une base de 200h. Enfin Jesse dit que les jeunes et jolies femmes souples peuvent effectivement accéder immédiatement au succès et acquérir une notoriété, mais elle le font dans un souci de se créer un nom de marque. Elles donnent alors la priorité à la publication de leurs selfies « en bikini » (NDLR : l’action se déroule à L.A. Dans un contexte plus hexagonal on pourrait simplement faire le parallèle avec celles qui posent en tenues minimalistes) et à la vente de leurs produits plutôt qu’à la qualité de leur enseignement. Dans le contexte de Hollywood (NDLR : je vous signale à nouveau que l’action se déroule à L.A., mais cette remarque de Jesse a tout de même une certaine portée sur le vieux continent), beaucoup de professeurs de yoga aspirent à devenir acteurs ou mannequins ou à percer dans d’autres domaines du bien-être (nutrition, coach de vie, etc.). Elle conclut : « On ne peut pas prétendre offrir de la qualité si on se consacre a dix choses à la fois. »
Dans le clan des insta-girls, Elise avance l’argument de la démocratisation du yoga. Elle dit que le yoga est intimidant et qu’elle veut en faire bénéficier tout le monde et ne pas le réserver à un groupe de puristes élitistes. C’est le virage qu’avaient amorcé Tara Stiles et Greg Gumucio dans les propositions de cours de yoga au tournant 2010. Elise explique avoir fait décoller ses programmes de yoga en ligne grâce aux réseaux sociaux. Elle ne pose pas en bikini (NDLR : … voir plus haut …) mais ne dénigre pas celles qui le font, elle dit d’elles au contraire qu’elles sont inspirantes et que c’est merveilleux d’être inspirant. Quant à Sophie qui compte plus de 100 000 suiveurs sur son compte instagram, elle ne voit pas en quoi poser en petite tenue en faisant des poses de yoga fait perdre en authenticité et en intégrité. Les puristes peuvent voir ça d’un mauvais œil, comme si on se vendait ou comme si on ne respectait pas le yoga. Elle n’envisage pas du tout la chose comme telle, dans son cas, elle dit partager le yoga de manière ‘digeste’ pour le grand public.
Le yoga et son public
Plus haut, j’ai inséré sur leur noms les liens vers les comptes instagram des professeurs dont on parle. Prenez le temps de faire un tour sur les images de leurs comptes pour découvrir leurs univers. Maintenant, laissez-moi faire une déclaration : à l’heure actuelle, faire l’expérience du yoga c’est principalement entretenir une expérience virtuelle qui repose sur des leviers marketing. Dans cette logique, le prof de yoga doit aller chercher son public. Elise explique que son succès commercial repose sur l’utilisation des réseaux sociaux et Jesse (la « tradi ») dit à la fin de l’article qu’elle souhaite que la saison 2 du reality-show se fasse parce que ça lui fera de la publicité qui l’aidera à développer sa propre image de marque et à remplir ses retraites de yoga.
Internet ne révolutionne pas la communication, il nous façonne. Et il façonne aussi notre attente de l’expérience du yoga. Jusqu’à il y a 10-15 ans (rappel : facebook est né en 2004), les attentes que nous avions de l’expérience numérique était de nous informer. Si je traduis ça dans le monde du yoga, cela implique que les gens allaient chercher dans le virtuel des infos relatives à la pratique et aux lieux où pratiquer le yoga. Et dans le réel, les gens décidaient (ou pas) d’aller faire un truc considéré comme dingue maintenant : suivre (ou pas) un enseignement. La ‘charge’ de communiquer en ligne reposait sur les lieux de yoga, l’information était avant tout pratique (adresse, horaires, tarifs, descriptif des méthodes,photos du lieu, etc.).
Les évolutions technologiques ont transformé nos interactions ; ce que nous considérons comme réel et aussi nos attentes. L’information cède le pas au divertissement. Fonction et usage passent au second plan, amusement, connexion et émotion sont les maitres mots. Le yoga a complètement pris la vague. Et c’est sans doute ce qui accélère sa ‘démocratisation’.

Devenir prof de yoga, le label bio
Les lieux de yoga comptent maintenant beaucoup sur les professeurs pour faire venir des gens aux cours. Il est maintenant impératif pour les professeurs de yoga de se façonner une image de marque qui leur confère une certaine légitimité et leur donne de la visibilité dans un paysage devenu très fourni. Comment être perçu comme légitime? Même si, je le répète, il n’existe pas de diplôme reconnu par l’Etat pour enseigner le yoga, le statut du prof sera d’abord perçu comme légitime par la mention faite dans sa bio qu’il/elle a suivi une formation de x heures.
Justement, une petite anecdote concernant cela. Une amie a mis en place son cursus de formation en yoga et m’a confié que des personnes qui suivent des cours avec elle lui ont dit vouloir faire une formation pour devenir prof. Or, elles ont décidé de se tourner vers une formation autre que la sienne, parce qu’elles jugeaient la sienne longue et difficile (il y a beaucoup d’introspection et de travail personnel à produire, pas seulement des fiches de lecture!) et que ça leur prendrait trop de temps pour pouvoir donner des cours. La mâchoire m’en est tombée.
Par ailleurs, je suis éberluée de constater que tant de profs de yoga n’ont pas de pratique personnelle de yoga. Ils appellent ‘pratique’ de yoga le fait d’aller prendre des cours avec d’autres profs. Une jeune prof très sympa m’a même dit : « Non, je n’ai pas le niveau pour pouvoir me créer ma propre pratique. » Mais, mais (bredouillais-je mentalement) si tu ne peux pas te créer toi-même ta pratique, comment peux-tu transmettre alors? J’ai gardé cette réflexion pour moi pour ne pas la heurter parce que je comprends maintenant que je suis totalement en marge du système.
Toutefois si je replace le yoga dans les 3 axes autour desquels il s’articule dorénavant : amusement, connexion et émotion, effectivement, tout cela a du sens. Le certificat de participation à une formation n’est qu’une formalité ‘de passage’. Autant que ce soit rapide. Le chèque, je le mets a l’ordre de qui? Maintenant, je peux mettre à jour ma bio, j’ai le label pour pouvoir inspirer légitimement mon audience.
Je reviens sur Sophie de l’émission de télé-réalité. Même si sa biographie mentionne qu’elle est professeur certifiée en yoga, je n’ai pas vraiment trouvé d’infos sur ses cours de yoga. Je crois comprendre qu’elle est avant tout investie dans son commerce de produits ‘sains’. La formation de prof de yoga vient donc ajouter l’ingrédient ‘pleine conscience’ à son mix. Il semble manifeste que de se former au yoga peut aussi être une stratégie pour se forger une image qui va servir une offre de produits ou de services dissociés de l’apprentissage de la discipline, ou alors on raccroche ce dernier à la locomotive pour agrémenter la prestation de voyage. C’est, pour moi, l’une des conséquences inquiétantes du matraquage des discours sur le ‘style de vie’.
La valeur sûre : une promesse d’expérience réconfortante
Si vous avez commencé à faire du yoga il y a moins de 5 ans, il y a de fortes chances que vous ayez commencé à la plage, au parc, ou sur un toit-terrasse, ou lors d’un événement pour une grande marque. C’est ce que beaucoup de gens appellent dorénavant ‘faire du yoga’. C’est une réalité.
Dans notre inconscient, on associe le yoga à des valeurs fortes : pureté, harmonie et santé. Attributs dont les marques raffolent parce que l’air du temps en est saturé. Or on oublie (ou on ignore) que yoga est à la fois un état et un processus. On oblitère donc :
- la discipline (c’est pas fun)
- la concentration (haha énorme cette vidéo de chat qui a peur d’un concombre!)
- l’observation de ses réactions (je veux me sentir bien et faire taire le reste)
- et la connaissance de soi (dis-moi quoi faire, tu sais mieux que moi)
Récemment, autour d’une discussion avec une esthéticienne, entre deux arrachages de bandes de cire, elle me dit que la marque de cosmétique qu’elle revend dans son institut a commencé à imprimer des choses de yoga sur ses packagings. Aie! J’ai même vu sur le site de la marque qu’ils ont lancé un soin du visage qui s’appelle Yoga Lift et que pour lancer leur nouvelle boutique dans la Marais à Paris ils ont organisé des ateliers détox, avec bien sûr des cours de yoga dedans. Attention, je ne fais pas le bashing de cette marque, j’illustre juste le fait que yoga est un levier marketing puissant et que les lieux physiques sont aussi le reflet des ambiances savamment mises en scène sur instagram : plantes grasses, luminaires, éléments de déco, etc. Voyez l’image. L’uniformisation de l’expérience est parfaitement orchestrée. On ne prend pas de risque. Le réel devient le reflet du virtuel.


La retraite de yoga pour s’évader (mais pas trop)
Retour sur les propos de Jesse. Elle a mis en avant le fait qu’elle avait besoin de publicité pour faire venir des personnes aux retraites de yoga qu’elle organise. Les retraites de yoga sont elles une illustration du détournement de l’attention. Dans son article Decolonizing the yoga retreat , Ashley Holly McEachern, après avoir visité plusieurs endroits potentiels pour organiser une retraite de yoga, s’exprime sur ce qu’elle qualifie de ‘colonisation’ des retraites de yoga à l’étranger. Son point de vue est intéressant parce qu’elle a focalisé sa prospection de lieux de retraite en Amérique centrale, région qu’elle connaissait justement bien puisqu’elle y avait résidé dans le cadre d’études sur le développement et travaillé aussi en tant que journaliste pendant sept ans. En l’occurrence, elle y retournait en tant que « yoga bobo » et elle juge nécessaire de tirer la sonnette d’alarme.
- Elle mentionne le fait que ces lieux misent sur tout sauf sur la simplicité. Ce sont souvent des lieux luxueux qui proposent beaucoup d’activités récréatives (yoga + surf + plongée + randonnée + équitation + …). Pas sûr que la pleine conscience puisse s’y épanouir. Plutôt que de contribuer à ralentir le rythme, ces lieux promeuvent le ‘faire encore plus’. Il faut occuper son temps le plus possible.
- Elle explique ensuite que les endroits qu’elle a visités sont tous accommodés à la mode occidentale, même la nourriture. Et qu’il n’y a pas d’interactions avec les locaux. Sans faire mention que les gens qui vivent là-bas n’ont pas les moyens de participer aux cours de yoga d’une retraite.
- A défaut d’avoir une conscience pleine, elle se demande s’il nous en reste ne serait-ce qu’une, quand on débarque dans ces endroits avec nos vêtements de sports ou de yoga fabriqués par de la main d’œuvre exploitée, des fois même fabriqués dans ces pays où on organise la retraite. C’est quoi au juste ce yoga que l’on pratique? Où est l’union et le lien qui sont à la racine du mot yoga?
A la lecture d’Ashley, on peut facilement conclure que le mot ‘retraite’ se substitue sans mal au mot ‘vacances’. Dans cette logique, le mot ‘professeur’ se substitue facilement au mot ‘animateur’. Alors c’est sûr que la conscience, c’est un peu hors sujet. Vacances, j’oublie tout!
Le festival de yoga pour voir des gens (et poster du live)
Dans notre monde « hybridé au virtuel », les festivals et autres événements de masse vont prendre de l’ampleur parce qu’ils donnent « l’occasion de vivre des temps d’émotion partagée et de faire société. »
J’ai participé à trois festivals de yoga (deux fois à Paris et une fois à Bordeaux) et je prévois aussi un atelier à un festival à Aix-en-Provence en mai 2018. Les festivals, c’est un peu comme ces propositions de « partenariats » que je reçois par le blog. Pour 99% des gens qui m’adressent ces propositions, ‘partenariat’ est synonyme de ‘prends-le-temps-de-me-faire-de-la-publicité-gracieusement-sur-tes-supports-com-parce-que-tu-parles-de-yoga-et-que-figurer-sur-ton-blog-et-ton-insta-ca-nous-donne-de-la-visibilite-aupres-d’un-groupe-de-gens-qui-te-font-confiance-et-aux-yeux-desquels-tu-es-credible-et-on-capitalise-la-dessus-pour-leur-vendre-des-trucs-et-en-echange-je-reconnais-en-toi-le-divin-qui-est-en-moi-peace’. Juste comme ça en passant, regardez au moins une fois la définition du mot partenariat dans un dictionnaire.
Je reviens aux festivals. Souvent, les organisateurs du festival envoient juste un email en nombre en disant : « j’organise le festival x, voulez-vous participer? ». Des fois, les gens prennent le temps d’écrire plusieurs lignes en se présentant et en donnant des détails. Ils avancent parfois le fait qu’ils médiatisent l’événement et que ça nous apporte la très prisée visibilité, parfois, ils nous propose une rémunération pour notre cours/ateliers (mais pas toujours, principe du « je-reconnais-le-divin-qui-est-en-toi »), surtout ils nous précisent de bien faire parler d’eux sur nos réseaux sociaux (et me concernant sur le blog) et parfois aussi ils nous donnent des bons de réduction à distribuer à notre ‘fidèle communauté’. Amen. Le contenu du cours est vraiment, mais alors vraiment pas un sujet dont on discute. Ils veulent juste une ligne de descriptif. A quoi bon de toute façon? La raison d’être des festivals c’est l’émotion. Le professeur y joue le rôle de produit d’appel, vecteur marketing et, ceux qui ont le plus de panache, créateurs d’ambiance. Le relai sur les réseaux sociaux d’images et de vidéos du festival entretient sa viralité et le lien avec l’événement. « Ceux qui n’ont pas eu la chance de les vivre en live peuvent tenter de ressentir un peu de la ferveur qui s’est déployée… »
La surenchère du yoga divertissant …
Dans mon entourage, réel et virtuel, j’ai pu constater un ras-le-bol affirmé. C’est peut-être une mouvance microscopique, mais elle m’affecte et je choisis de l’évoquer.
S., professeur de yoga à Londres et depuis plusieurs années à Paris, organise des retraites de yoga depuis 15 ans. Elle a récemment poussé un coup de gueule sur son compte facebook : « … tout le monde fait des retraites de yoga, et c’est la “instaguerre”, à celui/celle qui organisera le truc le plus dingue, du yoga/surf (déjà fait) au yoga/beer, (non merci, je préfère les consommer séparément), j’attends celui qui va organiser des stages en haut de l’Everest après une ascension à poil et sur les mains! (enfin vous voyez ce que je veux dire…). » S., professeur à Marseille m’a elle confié : « Le yoga prend trop de place … (Je suis) happée par tout ce monde, à courir de stages en stages, de formations en formations. » Quant à M. qui vit aux Etats-Unis, elle me dit qu’elle a adoré prendre des cours très fréquemment dans un grand centre de yoga qui propose des cours toute la journée jusqu’au jour où elle a quitté la salle, en colère, en plein milieu du cours. « Ca va trop vite. Ca parle trop. Je n’ai pas le temps. » L’overdose.
… comme négation d’une expérience intime, nuancée et évolutive
Les injonctions au bien-être, les concours de petites phrases et les promesses produit finissent par lisser les attentes et hygiéniser l’expérience du yoga. En gros, on ne veut plus se frotter au réel. On fait diversion. Je me rappelle un cours privé de yoga que je donnais à domicile. L’hôte du cours hébergeait un ami chez elle pour quelques jours ; elle me demanda si elle pouvait lui proposer de se joindre au cours. Pas de problème pour moi. Elle lui proposa. Il déclina gentiment. Il dit préférer faire du yoga quand il a le moral, ce qui n’était pas le cas.
L’argument selon lequel on multiplie formations de yoga pour approfondir sa pratique du yoga me laisse perplexe. J’ai envie de demander : « Qu’est-ce que vous attendez pour mettre les mains dans le cambouis? » M. l’a tellement bien formulé quand elle m’a dit : « Maintenant, les gens savent d’avance quand ils s’embarquent dans du yoga, alors que moi j’avais exploré. L’exploration de yoga s’est faite lentement pour moi. » Et bien qu’elle enseigne et écrive sur le yoga, elle avoue ne pas avoir investi pour autant les réseaux sociaux ; elle a toujours voulu « ne pas rajouter au bruit » ambiant.
La cacophonie est abrutissante pour S. de Marseille. Elle est rebutée par « les embrouilles, sur les réseaux sociaux notamment. » Elle constate amèrement que le yoga est devenu une offre de service, alors qu’elle, le valorise personnellement comme « un merveilleux outil ». Elle dit du yoga qu’il accompagne la vie, qu’il propose des clés (et non pas des réponses toutes faites), surtout dans les épisodes rugueux, cabossés et tristes et douloureux de la vie.
Je me résigne
Les raisons qui m’ont poussée a vous écrire tout cela, c’est que je m’interroge beaucoup sur le sens de l’enseignement du yoga. Voyez-vous, mon expérience du yoga a fait de moi une inconditionnelle de la peau, et une avocate de la liberté de ressentir le réel. Dans son livre Contact, Matthew B. Crawford nous décrit comme des « ombres errantes dans la caverne du virtuel, (des) hédonistes abstraits fuyant les aspérités du monde ». Il nous décrit comme dérivant « à la recherche d’un confort désincarné et d’une autonomie infantile qui nous met à la merci des exploiteurs de temps de cerveau disponible. » Si la transmission du yoga s’engouffre entièrement dans cette brèche. Je n’y ai plus du tout ma place. Je ne veux pas, sous couvert de divertissement, être domestiquée.
Crédit photo : Alina Grubnyak
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