
Dimanche 20 août 2018 – Laurence Gay
Le mot souplesse a deux sens. Celui qui obnubile le yoga actuel est celui de l’agilité dans les mouvements. Le Dictionnaire Historique de La Langue Française nous apprend que le mot souplesse s’employait à l’origine au pluriel, les souplesses, et désignait une acrobatie, un tour de saltimbanque. On est en plein dedans avec toutes les représentations de contorsions extraordinaires dont on nous inonde au sujet du yoga. Toutefois, cette surreprésentation de tours de souplesse dans le yoga nous trompe sur la discipline. D’abord la tromperie se fait dans l’inconscient collectif.
De nombreuses personnes prennent peur à la vue de ces corps emmêlés et finissent par se convaincre que le yoga n’est pas fait pour leur corps à eux. Ils en concluent qu’être souple dans son corps est nécessaire à la pratique des asanas. Rien à voir. La pratique des asanas est centrée exclusivement sur la circulation de conscience dans les parties les plus fines du corps. Vous disposez d’un système nerveux? Vous disposez d’un véhicule qu’on appelle corps? Vous disposez d’une conscience? Oui. Alors, je vous rassure tout de suite. Vous êtes parfaitement équipé.
La souplesse, c’est dans la tête
Combien de fois ai-je entendu des personnes venir à moi en début de cours pour me dire : « Je viens au cours mais le problème c’est que je ne suis pas souple »? Inversement, des personnes me disent aussi « J’ai proposé à ma copine de venir a ce cours, elle n’a jamais fait de yoga, mais ça ira, elle suivra, elle est souple». Dans les deux cas, poser la sensation de raideur ou de souplesse dans le corps, respectivement, comme un problème ou un atout pour faire du yoga témoigne pour moi avant tout d’une attitude mentale. Pour la personne qui se perçoit comme raide cela se traduit par « Je ne vais pas y arriver », pour l’autre, qui se perçoit comme souple, cela équivaut à dire « Je peux tout faire ».
L’inconfort a sa place en yoga
Les notions d’aisance et d’inconfort sont des notions clés de la pratique des asanas (postures de yoga). On dit que l’asana est la résultante d’une posture qui marie aisance et fermeté, détente et effort juste. Que l’on soit raide ou pas, l’enjeu physique est d’être sensible à la structure qu’on établit avec son corps et, indissociable du premier en yoga, l’enjeu psychique est d’observer nos réactions et nos choix. Voici comment Eva Ruchpaul décrit ce processus.
« [Un débutant, face à la difficulté mécanique, qui sera désireux d’étudier en même temps ses capacités psychiques] organise donc la posture et sent l’inconfort avant de parvenir a l’installation complète. Là, au lieu de forcer, il reste sur ses positions, il attend comme un animal qui flaire l’adversaire. Cet arrêt, même très court, voire virtuel permet deux résultats immédiats : sur le plan physique, les contractions musculaires antagonistes ou inutiles vont se dénouer d’elles-mêmes ; sur le plan psychique, le seuil de la douleur va s’élever : à ce stade l’inconfort diminue. Alors l’apprenti pousse la posture légèrement plus loin, il va frôler la douleur, mais s’arrêter juste avant, et là, il va durer, s’installer pour tenir le plus longtemps possible. »
[En lire plus dans FAUT-IL SE FAIRE VIOLENCE EN YOGA?]
Tada! Je ressors mon dico pour vous donner l’autre définition du mot souplesse qui fait écho aux propos d’Eva. Au sens figuré, souplesse est défini comme « l’aptitude qu’a une personne à s’adapter aux circonstances », dans le sens « de ce qui donne une impression d’harmonie ». Harmonie versus performance en yoga, bon sujet de dissertation vous ne trouvez pas? Vous avez 4h … 😉
La grande menteuse : l’hypermobilité
La tromperie se poursuit dans l’apparence de souplesse. Et celle qui nous dupe s’appelle hypermobilité (elle est aussi appelée hyperlaxité). Elle se manifeste chez un individu dont une ou plusieurs articulations ont une amplitude de mouvement hors norme. Une personne peut être naturellement hyperlaxe dans certains endroits de son corps et pas dans d’autres. Ce qui fait que certains, debout, se plient en deux en touchant le sol avec les paumes de main et en gardant les jambes tendues et pourraient y rester des heures alors que l’idée de passer des heures en badha padmasana leur fait moins envie. Bien ou mal? Vous savez bien que notre propos est au-delà de cela.
Cette mobilité exagérée s’explique par l’hérédité, la constitution propre à l’individu, par des changements fonctionnels ou structurels de l’articulation et des tissus connectifs (fascias, tendons et ligaments) qui s’y rattachent (1). Sur le site Médecine des Arts, le Docteur A. Arcier rapporte les résultats d’une étude menée sur l’hyperlaxité en comparant une population de danseurs du Royal Ballet et une population d’élèves infirmièr(e)s d’ȃge équivalent. Les résultats mettent en avant que l’hyperlaxité importante des danseurs n’est pas seulement acquise par l’entrainement, elle serait un critère de recrutement. L’hypermobilité conférant aux gestes dansés une esthétique recherchée, elle est un critère de sélection pour l’école de danse. L’entrainement des danseurs (mais pas que, les gymnastes sont logés à la même enseigne) va donc viser à accentuer cette hyperlaxité naturelle. Ce qui, dans l’optique de performance, n’est pas sans poser problèmes : luxations, entorses, déchirures de ligaments, risques de blessures articulaires et à plus long terme arthrite articulaire.
Nul besoin de rappeler que la performance n’a pas sa place dans notre pratique du yoga … Si? Bon, c’est chose faite alors.
Pourquoi une personne hyperlaxe peut-elle se blesser en cherchant davantage de souplesse?
Réponse courte : elle se blessera si elle n’apprend pas à rééduquer sa perception du corps en mouvement et en position statique.
Réponse longue : lire ce qui suit.
L’hyperlaxité est une élasticité exagérée de certains tissus dans le corps et notamment dans les tendons et ligaments. Petit détour anatomique : les tendons forment une liaison entre un muscle et l’os et transmettent la force au système squelettique, les ligaments ont pour vocation de tenir ensemble des os et stabiliser les articulations. Pour qu’ils assurent leurs rôles, leur élasticité est normalement minime. Pour faire simple, leur rôle est de maintenir la structure intègre dans le mouvement. Comme je l’expliquais plus haut deux des notions clés dans la pratique des asanas : structure et conscience. Or quand une personne travaille des asanas qui requièrent une certaine ouverture (ou amplitude de mouvement) dans une zone de son corps hyperlaxe, si cette personne travaille en absence de conscience, le mouvement se fera tout seul mais le chemin structurel aura été contourné. La personne hyperlaxe rentre « comme dans du beurre » dans certaines positions mais ne ressent pas la structure dans laquelle elle s’installe, voire même, la subit, parce que les contournements induits par son hyperlaxité va dénaturer la structure recherchée par la forme de l’asana. A force de contournement, des tensions finissent par s’accumuler et lorsqu’elles se transforment en douleur, la structure du corps est déjà bien mal en point. L’agencement du mouvement va sur-solliciter, sans maintien, les zones laxes et peut provoquer sur le coup ou à force de répétition, des pincements ou de l’usure dans la zone du corps concernée.
Souplesse « vide » ; souplesse « forte »
J’ai fait appel à une amie pour nous éclairer davantage. Elle est excellente professeure de Pilates, spécialiste du mouvement. Elle s’appelle Maria Elena Bernardi (StudioM à Paris). Je ne l’ai pas choisie parce qu’elle est mon amie, mais surtout parce qu’elle travaille avec un public large de jeunes ou moins jeunes, danseurs ou pas et qu’elle est une experte bienveillante. Ce sont mes préférés, les experts bienveillants.
J’ai donc demandé à Maria Elena de nous parler d’hyperlaxité. Elle qualifie l’hyperlaxité de souplesse « vide », comprendre vide de conscience. Attention, il ne s’agit pas d’un jugement sur la personne mais d’un qualificatif relatif à la conscience corporelle qu’elle s’est forgée au fil du temps. Une forme ou un mouvement du corps se fait tout seul sans aucune sensation du chemin qui porte la forme ou qui articule le mouvement. Dans son corps, une personne hyperlaxe manque souvent d’organisation, de coordination, de réponse.
Par opposition, une souplesse que Maria Elena qualifie de « forte » est un état de conscience des espaces dans le corps pour prendre appui dans le mouvement ou dans l’établissement d’une posture. Plus on utilise des points d’appui dans son corps moins on subit la gravité. L’enjeu pour une personne raide qui travaille sur son corps est de trouver de l’espace à l’intérieur d’elle-même ; selon Maria Elena, la clé est la détente. Pour une personne hyperlaxe, cultiver sa souplesse signifiera passer de la souplesse « vide » à la souplesse « forte », et pour ce faire, l’enjeu est de travailler sur le rythme et la dynamique d’exécution des mouvements.
Souplesse? Dans ton fascia!
Maria Elena ajoute aussi une considération physiologique ayant trait aux fascias. Ces membranes enveloppent les structures anatomiques en nous (organes, muscles, os, nerfs, vaisseaux, etc.) pour les maintenir, les séparer et les faire glisser entre elles. Les fascias sont essentiels au mouvement ; des fascias élastiques et donc hydratés sont essentiels à la souplesse. Or si je vous dis que ce n’est pas l’eau que vous buvez qui fait le travail, quoi donc? Le mouvement. Maria Elena précise que le fait de travailler un mouvement sous des angles différents est ce qui permet de garder des fascias joyeusement élastiques.
Souple? Dans tes rêves!
Dans nos pratiques, la visualisation et l’imagination sont des outils essentiels. Maria Elena précise que les véritables enjeux concernant la souplesse sont de :
- sentir que plein de directions dans le corps peuvent se déployer
- prendre conscience de l’organisation générale du corps
(1) Fascias in sport and movement par Robert Schleip
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