
Je vais vous le dire franchement, j’en ai ma claque des étalages de vie saine en veux-tu en revoilà. Le « healthy lifestyle » (style de vie sain) est devenu une figure imposée sur les réseaux sociaux et fait partie de l’argumentaire marketing de plus en plus de marques. Par un phénomène de mutation génétique, on nous impose maintenant aussi un « style de vie yoga ». On ne pourrait pas laisser simplement les gens suivre leur chemin? Ce qui me gêne avec toutes ces règles du soi-disant savoir-vivre sainement, c’est qu’elles sont inflexibles (elles laissent peu de place à la nuance et à l’adaptation aux contextes uniques que sont l’individu et sa vie), moralisatrices (il y a les bons et les méchants), exclusives (il faut presque toujours avoir un pouvoir d’achat hors norme et du temps libre pour accommoder certaines alternatives dites ‘saines’), et par dessus tout, elles trouvent leur terreau dans la culture de la peur.
J’ai réfléchi a tout cela, glané le web et les magazines, discuté avec des amis que la même interrogation taraude. C’est quoi la santé et quelle place y occupe le yoga? Ou bien la question est-elle de savoir quelle place occupe la santé dans le yoga?
Etre bien, über alles
Dans un article du Guardian de 2015 (How strong became the new skinny), Roisin Kiberd souligne que la santé est encensé sur les réseaux sociaux à coup de nourriture ‘saine’ et d’abdos sculptés. La nouvelle marque du fascisme corporel n’est plus ‘le gras’ ou ‘la minceur’ mais ‘la santé’. Susie Orbach explique que la nourriture est fétichisée et pour elle cela dénote une psychologie de la terreur. Déguisée en attitude ‘saine’ vis-à-vis de son alimentation se cache une tendance pas si healthy que ça : celle de l’orthorexie.
Susie Orbach souligne aussi la tyrannie de la santé qui, sous couvert de lifestyle (style de vie), est devenue est un travail à plein temps. Les jeunes gens sont amenés a se construire en tant que marque. Sur les réseaux sociaux notamment, leur apparence, ce qu’ils produisent, ce qu’ils disent, tout cela doit être ‘génial’ – tout cela finit par définir qui ils sont et non pas leurs vrais interactions avec les autres, comme cela devrait être le cas.
Les diktats du healthy lifestyle
Les diktats de la santé à tout prix touchent à la vie personnelle et professionnelle. Pour éclairer nos lanternes, je vous livre le témoignage de l’expérience personnelle d’Alison Elissa Horner sur le site Mind Body Green. Alison mettait un point d’orgue à être #healthy (en bonne santé) et mesurait la qualité de sa vie en fonction de ses habitudes ‘saines’ : la quantité de super aliments ingérés, le temps passé à méditer, le temps passé à vraiment être dans l’instant, le temps passé à documenter ses états d’âme dans son carnet, et un temps de sommeil d’au moins huit heures. Elle voulait atteindre une sorte de santé optimale avec son mode de vie sain. Il n’y avait qu’un truc qui clochait : elle ne se sentait pas si bien que ça. Elle avait le sentiment d’être seule, perdue, insatisfaite, Elle s’ennuyait même dans toutes les activités ‘saines’ (yoga, randonnée, etc) qu’elle entreprenait. Ça lui a pris plusieurs années pour comprendre ce qui clochait, mais elle a fini par mettre le doigt dessus : elle avait besoin de se sentir mue par une finalité qui dépassait son bien-être personnel. Elle en a conclu que le meilleur état de santé possible c’est quand on se lie aux autres et qu’on se soutient les uns les autres. Depuis, elle a revu sa manière d’évaluer son ‘healthy lifestyle’, il se mesure en fonction de ses relations avec ceux qu’elle aime, sa contribution au monde et sa capacité a devenir le meilleur d’elle-même.
Dans un article plus récent (avril 2016) dans Le Temps (Sois bien et tais-toi), Marie Maurisse parle du livre Syndrome du bien-être écrit par deux chercheurs, l’un anglais, l’autre suédois, qui s’interrogent sur le culte du bien-être (le ‘wellness’). Leur réflexion met en avant l’omnipotence récente du bien-être dans le monde du travail où la bonne santé est moins apparentée à l’image de marque, comme sur les réseaux sociaux, qu’à la productivité. « Mis sous pression, l’individu se sent coupable s’il ne parvient pas à dompter son corps. Pour les deux chercheurs, le culte de la santé tient de l’ultralibéralisme : l’homme est seul responsable de son état – sous-entendu de ses performances. S’il échoue à mincir, à courir, à se muscler et à faire du yoga, il ne peut s’en prendre qu’à lui-même. »
Etes-vous atteint d’orthorexie?
Je crois qu’il est important de se demander si des choix alimentaires qualifiés de ‘yoguiques’ ne sont pas de l’orthorexie déguisée dans certains cas. Parce que, non, l’orthorexie n’est pas la marque d’une bonne santé, oui, c’est un trouble alimentaire. Comment le diagnostiquer? D’après www.passeportsante.net, il n’y a pas de critères diagnostics reconnus mais un questionnaire peut nous aiguiller.
Si vous répondez « oui » à 4 ou 5 des 10 questions ci-dessus, vous savez désormais que vous devriez adopter une attitude plus détendue vis-à-vis de votre alimentation. Si vous répondez « oui » à plus de la moitié c’est que vous êtes peut-être orthorexique.
- Passez-vous plus de 3 heures par jour à penser à votre régime alimentaire ?
- Planifiez-vous vos repas plusieurs jours à l’avance ?
- La valeur nutritionnelle de votre repas est-elle à vos yeux, plus importante que le plaisir de le déguster ?
- La qualité de votre vie s’est-elle dégradée, alors que la qualité de votre nourriture s’est améliorée ?
- Êtes-vous récemment devenu plus exigeant(e) avec vous-même ?-
- Votre amour-propre est-il renforcé par votre volonté de manger sain ?
- Avez-vous renoncé à des aliments que vous aimiez au profit d’aliments ‘sains’ ?
- Votre régime alimentaire gêne-t-il vos sorties, vous éloignant de votre famille et de vos amis ?
- Éprouvez-vous un sentiment de culpabilité dès que vous vous écartez de votre régime ?
- Vous sentez-vous en paix avec vous-même et pensez-vous bien vous contrôler lorsque vous mangez sain ?
Manger ‘sain’ sinon rien
Dans son analyse d’une sélection de livres de recettes qui font l’apologie du manger sain à la mode du moment (The unhealthy truth behind wellness and clean eating) , Rudy Tandho démonte le pseudo argumentaire santé. « Dans ces livres de cuisine ‘bien-être’, les choix alimentaires fonctionnent sur une approche nutritionnelle du tout-ou-rien (…). Dans cette culture alimentaire, il n’y a pas de 3e voie. Tout se résume à noir ou blanc, bon ou mauvais, je suis un régime (je fais une détox) ou je me laisse aller. Beaucoup de gens finissent par alterner entre l’une ou l’autre des positions toute leur vie. » Ce totalitarisme du manger sain finit par s’immiscer insidieusement dans nos vie : ‘Ce n’est pas un régime, c’est un style de vie’. Concernant l’alimentation, Rudy Tandho conclut que « la clé de la bonne santé n’est pas de se cacher dans un régime a la mode ou un régime ‘sans’. On ne la trouve pas comme par magie au fond d’un sachet de graines de chia ou dans le nombre de kilos perdus, dans le nombre d’heures passées au sport, ou dans une détox. Bien manger, c’est manger intuitivement, avec plaisir. sans culpabiliser (…) Quand la quête de santé devient obsédante et auréolée de peurs, ce n’est pas sain. »
Le bien-être et la morale hygiéniste
Jean-Laurent Cassely poursuit l’analyse du livre que j’ai mentionné plus haut (Le Syndrome du bien-être), dans un article de juin 2016 sur Slate.fr en précisant : « Pour les auteurs, le bien-être n’apparaît plus comme un idéal auquel nous pouvons librement choisir d’aspirer, mais bien comme un impératif moral qui a fini par se retourner contre nous. Le meilleur indice que celui-ci n’est plus une option personnelle mais s’est mué en morale se lit d’ailleurs dans la culpabilité attachée aux comportements «déviants». Ce n’est plus la sexualité qui fait l’objet de réprobations et fait naître la culpabilité, mais plutôt les atteintes au capital physique comme le fait de fumer, de boire, de manger gras ou sucré, de ne pas faire d’exercice ou d’être confronté à des idées négatives alors qu’on devrait se sentir bien, s’aimer soi-même et être à l’écoute de ses émotions. »
Le yoga, objet de désir
Sur les réseaux sociaux, on affiche sa santé à coup de muscle, de la minceur, de nourriture à base de fruits ou de crudités, de bouts de corps, d’images dans une salle de sport ou au parc en train de courir, de compléments alimentaires, de thé, etc. Le langage associé au bien-être peut être ‘brutalement réducteur’ comme le souligne Susie Orbach en citant en exemple quelques slogans qui circulent sur la toile : « Ton corps en dit long sur ton style de vie », « Peut-être que je fais trop de sport, que je dépense trop en complément alimentaire, que je ne sors pas et que je fais du sport pendant que les autres font la fête et que je suis de mauvaise humeur quand j’ai faim, mais tu devrais me voir nu », « Je ne veux pas de suiveurs, je veux des supporteurs ».
Cette exhibition de corps ‘en bonne santé’ a deux pendants réducteurs et dommageables selon moi : la sexualisation permanente du corps et l’idée d’un idéal du corps en ‘bonne santé’. Le magazine Stylist avait publié en février 2016 un article traitant du phénomène de la pornographie du yoga. Le constat était le suivant : « Sur Instagram, en pleine vague des postures selfies, les yogis sont de plus en plus nombreux(ses) à poster leurs asanas en mode Anaconda. Des poses ultra-sensuelles, qui privilégient les écrasements faciaux, la flexibilité quasi inhumaine et les angles sur les fesses en liberté. Vous imaginiez encore que faire du yoga, c’était s’habiller en orange pour manger des graines dans des bols tibétains? Ohm que non. Aujourd’hui, le yoga vous promet d’atteindre vraiment le nirvana. » Voila qui en dit long sur l’image qu’on est en train de véhiculer à l’heure actuelle sur le yoga : une image normative du corps comme objet sexuel. Le paradoxe ici c’est que lorsque la sexualité est abordée dans des textes de maitres de yoga, je pense ici à ce que j’avais lu dans Yoga Mala de Patthabi Jois, on nous parle de l’acte sexuel en relation avec l’énergie vitale et l’un des principes mis en avant est avant tout l’économie de la précieuse énergie sexuelle pour la transformer en énergie spirituelle. Bref, les enseignements classiques de yoga tendent plutôt à encourager la tempérance dans le domaine. Et puis vous me direz sans doute, oui, mais sur Instagram de toute façon, les gens se montrent sous toutes leurs facettes et dans tous les aspects de leur vie (yoga compris), alors, ce n’est pas représentatif d’une vraie sexualisation de la discipline. L’article de Stylist nous apprend pourtant le contraire. Le yoga a en effet fait son entrée dans les synopsis des vidéos pornographiques. Dans l’article on cite un journaliste spécialisé dans le porno qui commente la tendance : « Le porno a toujours été réceptif à ce qui se passe dans la société. Avant, il y avait un attrait pour le fitness. Dans les années 1970, c’était les joueuses de tennis. Aujourd’hui, c’est le yoga. » La souplesse fait donc fantasmer et on en joue donc sur les réseaux sociaux notamment en taguant n’importe quelle contorsion de #yoga. Bien ou mal, là n’est pas la question, mais en tant que pratiquant de yoga, cela vaut la peine de nous poser la question de l’image que nous projetons de la discipline et des constructions que l’on rend possibles. Enfin, une sexualité épanouie est sans nul doute un signe de bonne santé, mais suggérée (ou explicite) sur internet assortie du hashtag #yoga, elle l’est moins.
Dans un article de 2014 du Huffing Post (The pornographication of fitness needs to stop), Tosca Reno aborde le sujet de la représentation pornographique du corps dans l’industrie du fitness. Elle explique qu’être en forme ne devrait répondre à aucune norme corporelle, on peut être en forme quelque soit son physique. Elle ajoute que l’objet du travail de la forme physique devrait plutôt être de « créer un corps, un organisme entier capable de survivre dans ce vaste monde » en suivant des principes d’entrainement comme « de penser intelligemment, respecter puissamment, et ressentir la force que l’on cultive en soi non pas par désir d’avoir de jolies fesses mais des fesses qui ont la puissance nécessaire pour bouger quand elles le doivent, tout comme le reste de cette magnifique machine qu’on appelle soi. » Une approche trop fonctionnelle selon vous? Je dirais plutôt une approche essentielle : ne dit-on pas du corps qu’il est le véhicule de l’esprit?
Entretenir une bonne santé pour quoi faire?
Je sais que le discours dominant est celui selon lequel le yoga a pour but la bonne santé, de rendre souple, de combattre les symptômes de stress, d’aider à mieux respirer, à mieux vieillir, à éviter les douleurs, etc. Certes, autour de moi et dans ce que nous relaient les médias, on entend souvent dire que le yoga a un impact positif sur la sensation de bien-être et sur la santé de beaucoup de pratiquants. Si on se réfère toutefois à la définition classique du yoga, la santé n’est pas le but de la pratique du yoga, mais le catalyste et le précipité de la chimie du yoga. Le but du yoga est de rassembler toutes les facettes de nous qui sont dissociées pour réaliser notre véritable essence. On peut dire que la santé est à la fois un tremplin et une conséquence de notre quête d’accomplissement en tant qu’être humain.
Dans Philosophie Magazine de juin 2015, Alexandre Lacroix cite le cas de Francis Bacon.
« Cela nous ramène au cas de Francis Bacon qui buvait quotidiennement plusieurs litres d’alcool, se réveillait à 5 ou 6 heures du matin pour peindre jusqu’à midi et qui a tenu cette cadence jusqu’à l’âge de 82 ans. A quoi tenait cette vigueur? Le mode de vie de Bacon est, assurément, une aberration médicale. Mais cet exemple tend à montrer qu’il existe d’autres manières de tenir à la vie, que celle qui consiste à s’économiser, à acheter des légumes bio, à boire du lait de soja et faire du yoga ou du footing. En d’autres termes, l’hygiénisme tant célébré par notre époque (car il crée un marché de thérapies et de régimes florissant) n’est pas la seule voie d’accès a la santé : la vie est plus rusée et plus imprévisible que tous les clichés moralisateurs (…) Ne serait-ce pas que sa santé ne tenait ni à sa diététique, ni à sa force physique, mais qu’elle avait son siège ailleurs, dans son âme? »
Selon l’Organisation Mondiale de la Santé , le top 5 des critères pour évaluer le bon état de santé d’un individu sont :
- Avoir une bonne image de soi
- Se sentir bien dans son corps
- Etre capable de nouer des amitiés et tisser un réseau social varie
- Vivre dans un environnement intact
- Exercer un travail intéressant dans un cadre sain
Par ailleurs, l’idée qu la santé soit un but en soi est une pure construction de l’industrie du bien-être d’après Rudy Tandho. L’Organisation Mondiale de la Santé stipule que « la santé est une ressource de la vie courante et non pas le but de la vie. »
Pas une santé mais des santés
Certains pratiquants de yoga font le choix de l’ascétisme, certains choisissent de vivre en société, certains vivent à la campagne, certains sont citadins dans l’âme, certains fondent des familles, certains sont vegetariens. Tous pratiquent le yoga. J’aime à croire que la ‘bonne santé’ ne répond pas à des critères normés et que tant que notre instinct du bien-être est en résonance avec le sens que nous donnons à notre vie, nous cultivons une ‘bonne santé’.
J’ai ainsi beaucoup aimé les mots de conclusion d’Alexandre Lacroix dans Philosophie magazine : « Le mot « santé » ne renvoie plus seulement à l’absence de pathologie mais à une harmonie complexe autant qu’intime. La santé résiderait alors dans une certaine coïncidence d’un être humain avec lui-même. Conséquence : il n’existe pas de définition normale, générale de la santé, mais autant de santés que de manières de se maintenir en vie. »
Vivons. Ensemble. Namasté
Laurence Gay
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