Yogi fait reference à un adepte du yoga, yogini est le feminin de yogi et yogin (ou yogis) son pluriel. Dire que l’on est un adepte du yoga est une grande généralité qui peut être interprétée de diverses manières. Etre un yogi ou une yogini a pu revêtir des sens très différents selon les époques et les contextes, et ça n’est pas toujours dans le sens du bon. C’est ce que nous fait découvrir une exposition artistique qui a voyagé aux Etats-Unis l’an passé : Yoga, the Art of Transformation.
Le catalogue de l’exposition écrit par Debra Diamond, commissaire de l’exposition, a fait l’objet d’une revue par William Dalrymple dans The New York Review of Books qui a elle-même été traduite et publiée dans le magazine français Books (septembre/octobre 2014, nº57). Et justement je partage avec vous des passages de la revue traduite parce que le fil conducteur de l’exposition a trait à la définition du yogi à travers les âges. C’est fascinant et c’est bon de se poser la question de savoir ce que l’on est et ce que l’on en fait.
Yoga et ésotérisme
Entre le Ve et le IIIe siècle avant notre ère, les techniques et les buts du yoga se répandirent dans tout le Nord de l’Inde, pour être finalement codifiées dans les Yoga sutras de Patanjali à partir du IVe siècle après J.C. A cette époque, le yoga était utilisé par des hommes et des femmes dans toute l’Asie du Sud qui cherchaient à transcender la souffrance, perfectionnant leur corps, renonçant au monde, se consacrant au contrôle de la respiration, à la méditation et aux mortifications. Leur intuition radicale consistait à comprendre qu’ils avaient en eux le pouvoir de percevoir la réalité telle qu’elle est et de stabiliser âme et corps grâce aux techniques ésotériques du yoga. (…) Comme le montre clairement l’exposition, si l’usage de la méditation, des postures et des techniques de respiration est largement répandu en Inde depuis la haute antiquité, le yoga n’a jamais été une construction unifiée et a manifestement signifié des choses très différentes à diverses époques pour une grande variété de gens, jaïns, bouddhistes, soufis ou hindous.Qui plus est, il a toujours existé une dualité bien visible dans les objectifs des yogis. Les uns se sont exclusivement concentrés sur l’intériorité : exercices de respiration et maîtrise du corps comme chemin vers la connaissance de soi et la libération spirituelle. D’autres au contraire étaient en quête des pouvoirs magiques tantriques que le yoga, croyaient-ils, pouvait libérer. On décèle déjà une tension dans les Yoga sutras, où Patanjali dessine le chemin menant à la fusion avec l’absolu, tout en affirmant qu’un yogi accompli peut réaliser toutes sortes de prodiges bien utiles en ce bas monde : voler, se réincarner, lire dans l’esprit d’autrui et même défier la mort.
Le mythe des Yoga sutras
Longtemps présentés par les spécialistes comme le texte de référence pour tous les praticiens du yoga, les 195 aphorismes des Yoga sutras de Patanjali n’ont pas mieux résisté au scalpel que les versets de la Bible. Dans un livre, l’érudit David Gordon White, professeur d’études religieuses à l’université de Californie à Santa Barbara, se livre à un dévastateur exercice de déconstruction [The Yoga sutras of Patanjali : a biography, Princeton University Press, 2014]. Ces aphorismes ont été compilés dans « un sanskrit hybride » à partir de six sources différentes au cours de plusieurs siècles. On ignore s’ils étaient chantés. Leur premier commentateur, Vyasa, ne s‘appelait peut-être pas ainsi, était peut-être Patanjali lui-même, a écrit soit à l’époque de la compilation, soit plusieurs siècles après. Le livre rassemblant les aphorismes ne portait peut-étre pas le titre Yoga sutras. Leur auteur ne s’appelait peut-être pas Patanjali. Plus connu : alors que les plus célèbres des enseignants des asanas (postures) se réfèrent à ce texte comme leur inspiration fondatrice, aucune asana n’y est décrite.
Sinistres yogis
Selon White. les yogis médiévaux s’investissaient principalement dans les pratiques occultes destinées à projeter le soi hors de son corps afin de surmonter la mort, d’entrer dans le corps d’autrui et effectuer toutes sortes de maléfices [Sinistres yogis, University of Chicago Press, 2009].(…) White en fait-il trop? Il est critiqué par James Mallison, qui contribue lui aussi au catalogue de l’exposition de Diamond : « Il ne laisse pas la place à la nuance […] et choisit d’ignorer le problème évident que représente l’énorme corpus de textes indiens qui, depuis deux mille ans, enseignent le yoga fondé sur la méditation. » C’est bien possible, mais on ne peut contester que nombre de yogis médiévaux étaient autant en quête de pouvoirs occultes que d’une découverte cosmique de soi.Les yogis semblent avoir particulièrement échappé à tout contrôle au XVIIIe siècle, durant la période qui sépara la chute des Moghols de la prise de pouvoir par les Britanniques. Le sujet est brillament exploré dans une étude de William Pinch, Ascètes guerriers et empires indiens, Cambridge university Press, 2006. (…) Les voyageurs européens de cette époque décrivaient souvent les yogis comme d’ « habiles égorgeurs » et des tueurs professionnels.(…) Pinch se concentre sur le cas bien attesté d’Anupgiri, ascète shivaïste et chef de guerre mercenaire qui dirigeait une armée de yogis tueurs et combattait à la fois avec les armes modernes et en jetant des sorts. (…) Mais c’est peut-être dans les oeuvres de toute la fin de la dynastie moghole, au début du XIXe siècle, époque longtemps considérée comme décadente, que l’on trouve les exemples suprêmes de l’art du yoga, quand le pouvoir des Nath à Jodhpur et leur prééminence dans la Jaipur voisine conduisirent les artistes des deux villes à exposer leur compréhension du monde. (…) C’est sous la houlette de ces gourous Nath avides de pouvoir que la peinture au Rajasthan se transforma en quelque chose de vraiment remarquable, atteignant des hauteurs d’abstraction digne de Rothko et une étrangeté mystique qui anticipe nombre d’expériences de l’art du XXe siècle. Des océans cosmiques d’or évoquent des états de haute conscience mystique. Des champs de couleur à la Mondrian sont divisés par des structures de rouge pur. Des idées ésotériques prennent corps dans des formes sublimes d’une intensité fabuleuse, onirique. Des océans cosmiques viennent lécher des personnages incarnant des principes divins comme purusha (la conscience) et prakriti (la matière). Ces représentations racontent moins des histoires religieuses qu’elles ne tentent d’expliquer les grandes questions de l’existence humaine : que faisons-nous ici? D’où venons-nous? Où allons-nous?
Une incompréhension culturelle
La fin de l’exposition présente l’histoire de la façon dont le yoga s’est diffusé en Occident entre le XVIIIe et le XXe siècle. (…) Le corpus complexe et parfois contradictoire de la connaissance yogique a été nettoyé et remodelé en une recette de santé chic, ouverte à tous, hommes et femmes, Indiens et étrangers, pour être commercialisé auprès d’un public occidental crédule, en recrutant des célébrités entichées de yoga, à commencer par Marylin Monroe dans les années 50. C’est seulement à ce moment, sous l’influence du body-building suédois, de la gymnastique et des exercices militaires britanniques, que c’est devenu une méthode destinée à améliorer la forme physique.
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